St Jean
Cap Ferrat
23 avril 2007 17:00:06
LA DÉPOSE

Le premier panneau s'est séparé du mur de la villa. Après un mouvement de translation sur le double pont roulant, et le voilà suspendu dans l'espace de la salle à manger. Dominique Szymusiak, conservatrice du musée Matisse, qui suivait en confiance toute la mise en œuvre depuis le début, pouvait enfin comprendre l'ensemble de la stratégie que nous avions conçue et mesurer la nécessité de chaque étape de l'opération.

Voilà une semaine déjà que nous vivons en communauté, Dominique, Catina, notre petit garçon et nous, dans ce lieu chargé des vibrations de toutes ces amitiés partagées entre les acteurs majeurs de l'art du siècle écoulé ; une semaine que pas à pas nous progressions pour ce moment là, qui certes mettrait le point final à ce vécu, mais pour mieux l'évoquer et même l'invoquer dans le corps respectueux d'un musée.
Notre joie était alors à son comble et pourtant elle sera de courte durée. Le panneau, tout doucement, va descendre progressant au rythme des deux petits palans qui le soutiennent jusqu'à toucher le sol. L'opération semblait avoir été parfaitement réussie, quand soudain, dans l'angle inférieur droit du second panneau, nous remarquions une anormale pliure du polyane qui protégeait la gaze et les carreaux. Un carreau s'était rompu. Nous étions catastrophés.

Nous croyions avoir tout envisagé... et pourtant. Selon toute vraisemblance l'absence de mortier-colle en haut et la zone grise sombre donc poussiéreuse en bas (B) montrait la très faible adhésion de cette moitié de carreau au support. Plus faible en tout cas que l'adhésion par le joint au carreau voisin du premier panneau qui l'aura tracté jusqu'à la rupture.
Bien maigre consolation, Dominique nous fit remarquer qu'il était le seul sur ce panneau à ne pas porter de tracés de Matisse. Mais pouvions-nous imaginer pareille configuration ? Et pouvions-nous y pallier par quelqu'autre stratégie préventive ? Nous le croyons à présent ; ou du moins savons-nous de quel nouveau risque se méfier. Ce carreau brisé restera cependant notre croix jusqu'à la fin de ce travail.
Le second panneau fut déposé sans difficulté particulière. Nous étions à présent prêts à déposer bien d'autres panneaux avec la sérénité de l'expérience acquise. Mais il en va ainsi dans notre activité - qui ne connaît généralement que des cas uniques - qu'il nous faille inventer à chaque fois la procédure adaptée sans jamais ne plus avoir à la reproduire.
La cage se referme totalement sur chacun des deux panneaux par l'emboîtage et le verrouillage du troisième élément.
Les deux panneaux du Matisse sont désormais prêts pour le voyage. Ils vont arracher au lieu le dernier témoin de sa vitalité artistique passée. Déjà les transporteurs ont pris les choses en main et nous voyons passer, dans le jardin d'orangers et le parfum du jasmin, l'étrange cortège d'un mur qui s'en va.
Pour Catina, notre hôtesse, qui avait vécu 30 années dans ce lieu, c'était le symbole poignant d'une page qui se tourne, une émotion que Dominique, notre petit garçon et nous-même partagions profondément.
Nous avons appris à nous connaître. Notre vie communautaire avait été joyeuse et harmonieuse. A présent dans le silence du soir, nous accompagnions de discrète affection le deuil intime d'un temps qui ne reviendrait plus.
À L'ATELIER DE RESTAURATION